Sens interdit à Libreville

 

Je suis arrivé à Libreville il y a quelques jours. Bien sûr, je ne connais pas bien la ville … ni ses spécificités de circulation. Le matin du 24 décembre 2007, je prends quand même ma 125 Yamaha toute neuve pour une excursion en ville.

Je chemine tranquillement au hasard des rues, puis décide de prendre la prochaine à droite. Je m'engage, fais 10 mètres et me dis que quelque chose ne tourne pas rond : toutes les voitures sont dans l'autre sens. Je m’arrête, analyse la situation et demi-tourne. Je regarde à l'entrée de la rue : pas le moindre indice d'un éventuel panneau de sens interdit.

Gloups ! Le temps de me gratter la tête pour trouver une explication qu'un flic me siffle et me fait signe d'approcher :

  • Monsieur, vous avez pris un sens interdit !

  • Il me semblait effectivement que quelque chose clochait … mais il est où le panneau ?

  • Le panneau ? Quelqu'un l'a volé hier soir !

 

L'explication me semble oiseuse. J'apprendrai d'ailleurs par la suite que ce panneau n'existait plus depuis plusieurs années et il ne sera d'ailleurs pas réinstallé pendant les deux années supplémentaires de mon séjour à Libreville. Bref, je fais remarquer :

  • Puisqu'il n'y a pas de panneau, je ne pouvais pas savoir que j'étais en sens interdit !

  • Tout le monde sait à Libreville que cette rue est à sens unique.

  • Eh bien, tout le monde sauf moi, puisque je viens d'arriver de France. Donc je ne pouvais pas le savoir.

  • Ça fera une contravention de 2000 francs.

 

2000 francs CFA, ça fait 3 euros. Mais ce sont 3 euros de trop, surtout qu'ils iront directement dans la poche de ce flic véreux qui veut fêter Noël à grands renforts de bière. Il est hors de question que je me prête à ce petit jeu qui n'amuse que lui :

  • Je ne vois pas pourquoi je payerais une amende puisque je ne suis pas en tord.

  • Vous êtes en tord : vous êtes entré dans une rue en sens interdit.

  • Tant qu'il n'y a pas de panneau, cette rue n'est pas en sens interdit.

  • Si. Elle est en sens interdit !

  • Commencez pas faire remettre ce panneau et ensuite vous pourrez arrêter les gens en infraction.

 

Il me regarde alors d'un air grave :

  • Si vous ne voulez pas comprendre, nous allons devoir nous expliquer au commissariat.

  • Eh bien allons au commissariat !

 

Je dépose ma moto à la garde de son collègue et nous cheminons tous deux silencieusement en direction du commissariat.

Nous franchissons une première barrière, contournons quelques bâtiments et entrons dans une sorte de bureau tout à fait coquet : des murs en pur béton armé, un plafond à 4 mètres, une petite fenêtre à 3 mètres du sol, condamnée en plus par des barreaux, une table vide avec une chaise pour le policier et une chaise pour l'heureux client que je suis.

Cette pièce doit impressionner plus d'un fautif qui ne doit avoir qu'envie d'en partir le plus vite possible.

 

Le policier s'installe derrière son bureau et m'invite à occuper la chaise en face. Il me regarde bien dans les yeux, essayant de deviner mon degré d'angoisse, puis la conversation de sourds reprend :

  • Vous ne pouvez pas nier que vous étiez en sens interdit !

  • Dans la mesure où il n'y avait pas de panneau, je n'étais pas en sens interdit !

  • Puisque vous manquez de compréhension, je vais être obligé d'en référer à mon supérieur.

 

Il attend certainement que je me rétracte et le supplie du genre : « s'il vous plaît, Monsieur l'Agent, non ! Pas le supérieur ! ».

Mais il n'en est rien. Je le regarde simplement et attend.

Au bout de quelques instants, il sort.

 

Il me laisse mijoter quelques minutes qui se veulent sûrement impressionnantes puis revient … sans supérieur :

  • Mon supérieur est déjà parti.

  • C'est bien dommage.

  • Bon ! Vous admettez que vous avez pris ce sens interdit, vous payez les 2000 F et je vous laisse partir.

  • Désolé ! Tant qu'il n'y a pas de panneau, je n'ai pas pris de sens interdit.

Il me regarde longuement puis me dit :

  • Alors ? On fait comment ?

Je sais ce que ça veut dire au Gabon : « combien êtes-vous prêt à payer ? »

Je me recule dans ma chaise, met mes mains derrière la tête dans la position du monsieur qui serait chez lui et totalement décontracté, puis lâche :

  • On fait pas !

 

Il m'explique :

  • Ça va nous poser un problème. Mes supérieurs sont partis, demain c'est férié, ils ne reviennent qu'après demain. Nous allons être obligés de vous garder ici deux jours.

Bien sûr, il s'attend à ce que je m'affole et que je comprenne enfin quel est mon intérêt. Malheureusement, je ne fais que le regarder froidement et lui annoncer :

  • C'est effectivement bien dommage. Par contre il va falloir que vous téléphoniez au Ministre de l'Enseignement Supérieur du Gabon que je ne pourrai pas être à son rendez-vous. Je suis son conseiller.

 

J'ai rarement vu un visage passer aussi rapidement du mode triomphant au mode contrit. Il me demande mes papiers que je lui tend en lui disant qu'il aurait peut-être fallu commencer par là. A sa décharge, un conseiller d'un ministre au Gabon ne se déplace pas en 125 mais dans un gros 4x4.

Après vérification il me rend mes papiers et, bon seigneur :

  • Je vais vous raccompagner...

 

Nous refaisons à pied le même chemin en sens inverse, dans un silence religieux. Les deux policiers me rendent ma moto et je repars en leur disant un poli « au-revoir ».

 

Pendant les deux années suivantes, je n'ai plus jamais été importuné par les flics de Libreville lorsque j'étais sur ma moto. Certains même me saluaient. Je pense qu'ils se sont passés le mot :

 

« Tu vois le petit blanc, là, sur la moto ? Eh bien c'est le conseiller du Ministre de l'Enseignement Supérieur ».