En septembre 1988, arrive à l'Ecole un nouvel enseignant. Un de mes collègues va l'accueillir à l'aéroport, comme il se doit, et l'invite au resto pour sa première soirée. Il se trouve que des collègues et moi mangeons à la table à coté et entendons toute leur conversation. Ce type n'arrête pas de se plaindre : il est malade (imaginaire), tous ses collègues étaient nuls dans son ancienne affectation, le pays n'était pas beau, les africains sont bêtes, les étudiants sont insupportables et fainéants. Et surtout, lui, il est très mal payé.

Vu le peu de diplômes qu'il a, sa paie ne doit effectivement pas être au niveau des nôtres, mais quand même, la prime d'expatriation aide.

Cette première soirée nous fait regretter d'avoir un tel nouveau collègue, mais très vite on va dénicher toutes les joies qu'on peut en tirer !

 

On l'a surnommé Stalone. Déjà à cause de son vrai nom qui fait penser à l'acteur Sylvester Stalone. Mais aussi à cause de sa corpulence. C'est un petit bonhomme qui doit faire 1m60 et 40 kg, 55 ans, les cheveux en brosse, les sourcils froncés en permanence, l'air hargneux. Le genre de roquet qui mord les mollets sans raison apparente. En deux ans, je ne me rappelle pas l'avoir vu sourire une seule fois.

Il est coopérant vacataire (c'est à dire qu'il n'a jamais réussi à se faire titulariser). Il s'est certainement fait renvoyé de pas mal de pays d'Afrique avant d’atterrir à Franceville. Prof de géologie avec une voix aiguë et perçante.

 

Très vite, ses étudiants ont appris … à le détester et à le mépriser. Quand on connaît la patience et le respect des étudiants africains pour leurs enseignants, ça veut tout dire !

 

Stalone, hypocondriaque, est un adepte des médecines parallèles et autres cures thermales. Que dis-je un adepte : Un fanatique !

 

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La première fois qu'on assiste à ce spectacle, ça choque, mais il semble que les étudiants se soient habitués :

Je passe dans un couloir et que vois-je ? Stalone assis par terre en position du lotus devant la salle où il va faire cours ! Tout d'abord, j'ai le réflexe de lui demander s'il n'est pas malade, mais je m'abstiens à temps : il faut respecter sa séance de méditation !

Plus tard, il me confirmera qu'avant chaque cours, il a besoin de méditer, certainement pour en améliorer la qualité. D'après les bruits qui courent sur sa pédagogie, il devrait méditer encore beaucoup plus !

J'observe la scène de loin. Les étudiants passent devant lui sans y prêter attention. Ce n'est pas son coup d'essai ! Puis, l'heure venue, ils entrent dans la salle en l'ignorant. Il attend encore quelques instants puis se relève avec toute la majesté de son mètre soixante et rentre solennellement dans la salle à son tour.

Zen le monsieur ? Pas tout à fait : très vite on l'entend hurler de sa voix égrillarde pour essayer d'obtenir un peu de silence dans ce brouhaha ambiant.

Bien sûr, comme tous les mauvais profs, il est le premier à critiquer la nullité et l'indiscipline des étudiants ...

 

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Un jour, Stalone nous raconte en détail la future cure thermale qu'il va faire dans les Pyrénées pendant les vacances d'été. Pendant trois semaines, son activité essentielle consistera à absorber de l'eau de toutes les façons possibles : par jets, en espérant qu'elle traverse la peau, et par la bouche. Jusque là, classique !

Mais en outre, il nous annonce fièrement que tous les deux jours, il sera alimenté par un goutte à goutte dans le fion pendant six heures !

On imagine quelles vacances passionnantes il va passer !

 

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Un matin, les collègues et moi sommes réunis devant l'amphi, dont les portes sont grandes ouvertes pour cause de chaleur.

A l'intérieur, le gratin de l'enseignement supérieur gabonais (recteur, secrétaire d'état, directeurs des différents instituts, etc.) en réunion avec les représentants des étudiants.

Dès que les étudiants seront sortis, nous (l'ensemble des enseignants) devrons rentrer pour une autre réunion avec les mêmes huiles. L'affaire est solennelle. Nous avons mis nos plus beaux habits et nous tenons prêts en chuchotant entre nous pour ne pas troubler la sérénité de leur réunion.

 

Arrive Stalone, en retard comme d'habitude.

Nous n'avons pas le temps de le faire taire qu'il nous annonce triomphalement et à voix très haute son dernier exploit :

- Figurez vous qu'hier, j'ai bu un verre d'eau et j'ai réussi à le faire ressortir par l'anus ! (absolument véridique!).

Il est évident que dans l'amphi, ils ont aussi a profité de cette déclaration. Tout le monde est géné. A l'extérieur comme à l'intérieur. Sauf Stalone, toujours aussi fier de sa performance et qui recherche une certaine admiration dans nos regards !

 

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A peine une semaine après son arrivée à Franceville, Stalone à trouvé une jolie jeune fille de dix-huit ans : Sidonie. Jolie, mais peut être pas d'un raffinement extrême. C'est pas grave : il en est très fier.

 

Ils s'installent tous les deux dans un logement situé juste derrière le notre, ce qui fait que, fenêtres ouvertes, on entend toutes les conversations d'une certaine tonalité.

Très rapidement, la relation entre Stalone et Sidonie prend son rythme de croisière.

Sidonie arrive chez lui le dimanche soir. Elle est toute gentille, douce et nettoie la maison de fond en comble. Stalone est aux anges. Le début de la semaine se passe calmement. Mais le mercredi, on commence à entendre des éclats de voix peu amicaux. Ca sent le gaz...

Le jeudi matin, c'est l'explosion. La voie criarde stalonienne lance immanquablement : « J'EN AI RAS LE BOL ! ». Le développement des causes de cet état de fait suit, entrecoupé par les développements de la partie adverse. Il va sans dire que la qualité du vocabulaire choisi est au diapason.

Au début, vue l'intensité sonore, j'étais inquiet :

- Mais il va la frapper ce con !

Mais non. Stalone n'en viendra jamais aux mains, se contentant de menaces. Pour une raison finalement évidente : Sidonie est plus forte que lui !

Après ces échanges verbaux de haute teneur, la conclusion se fait évidente :

  • Retourne chez ta mère ! Je ne veux plus te voir ! Cette fois, c'est bien fini !

     

Sidonie fait donc son bagage sans tarder et part. Elle me fait de la peine … jusqu'à ce que ma compagne me fasse remarquer que les boites de nuit dans la région n'ouvrent que les jeudis, vendredis et samedis. On s'apercevra très vite que Sidonie n'est en fait pas vraiment retournée chez sa mère …

Stalone lui est triste et seul. Il passe ces trois soirées chez lui à se morfondre. Il ne sort pas en boite.

Ce qui fait que le dimanche après midi, il n'y tient plus. Il envoie une de ses connaissances chercher Sidonie, laquelle revient, fatiguée mais dispo !

Et Stalone est content. Le cycle peut recommencer !

 

Vers la fin de l'année scolaire, un soir, nous sommes tous invités chez Pierre. Un grand et costaud rugbyman, nouveau coopérant à l'hôpital de Franceville, qui n'a pas la langue dans sa poche. Il a acquis le respect de Stalone qui n'ose jamais le contredire.

Problème : on est samedi soir. Stalone est allé dans l'après midi, exceptionnellement, chez la mère de Sidonie, laquelle lui a avoué n'avoir pas vu sa fille depuis des lustres.

Il en est tout retourné et nous bassine avec cette histoire durant tout le début du repas :

- Mais où peut-elle bien être ? … elle m'avait dit qu'elle allait chez sa mère …

 

Devant tant de désarrois, nous ne nous sentons pas autorisés à dévoiler la terrible vérité à Stalone. Mais il boit et devient de plus en plus lourd...

 

Alors Pierre, qui est entier, craque :

- Je vais te dire où elle est ta Sidonie ! Elle est allée danser, puis elle a rencontré un mec, puis elle est allée baiser ! Où est le problème ???

Stalone est abasourdi par cette révélation qu'il n'osait envisager et gémit en buvant un nouveau verre. Pierre enfonce le clou :

- Ecoute moi bien : ta Sidonie, en ce moment, elle est en train de baiser ! Dimanche elle reviendra et tu la retrouveras. Je te répète : où est le problème ?

Stalone finit par admettre que, finalement, il n'y a pas de problème et la soirée se poursuit plus sereinement !

 

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Quelques soirs plus tard, j'arrive dans notre lotissement à moto.

Dans la lueur des phares, s'inscrivent Sidonie et Stalone en discussion des plus animées.

Cette fois, ils n'en sont pas loin d'en venir aux mains et Sidonie se montre plutôt combative.

Stalone m'arrête. Sidonie observe une trêve, n'osant pas se montrer inconvenante devant le beau parti potentiel que je représente.

Stalone vient vers moi et me demande :

- Tu ne veux pas me rendre un grand service ?

Prudent, je réplique : - Ca dépend. En quoi ça consiste ?

- Eh bien tu amènes Sidonie sur ta moto chez les flics et tu leur dis de la mettre en cellule ! Fais ça pour moi !

Je m'imagine parfaitement dans le rôle !

Je descends de la moto et j'essaie de les calmer tous les deux.

Après une longue discussion, ils repartent plus ou moins réconciliés chez eux...

 

 

… jusque vers 2 heures du matin quand retentira la voix de Stalone : « J'EN AI RAS LE BOL ! »