Le gouvernement, il nous gave ! Des impôts, des lois, des restrictions ...

Oui, mais quand il n'y a plus de gouvernement dans un pays, c'est pas la joie non plus !

 

Fin octobre 1982, mon pote Gilles Ayache, surnommé « le pervers » parce qu'il le vaut bien, et moi-même embarquons dans l'avion direction la Haute-Volta (actuellement, le « Burkina Faso »).

Nous sympathisons avec un troisième larron dans l'avion, Frédéric-Jacques Monnot, qui fera finalement tout le voyage avec nous.

Arrivée à Ouagadougou, puis petit tour de deux semaines au Togo, et nous revenons le six novembre sur Ouaga, histoire d'y passer la nuit et de continuer le lendemain en taxi brousse direction le nord du pays.

Petit hôtel comme on les aime, c'est à dire pas cher. Des chambres bien rustiques, sans fenêtres et avec portes métalliques, une salle de resto, une cour, le tout entouré d'un mur d'enceinte avec portail hermétique. On prend chacun une piaule.

Tiens ! Trois Françaises arrivent aussi dans l'hôtel. On n'est pas venu d'aussi loin pour rencontrer des Françaises ! On leur fait un coucou de politesse et on va vadrouiller en ville. Retour, puis dodo.

 

La nuit, on entend des coups de feu. Y'en a qui doivent faire péter des pétards quelque part …

 

Le lendemain matin, on est réveillé par de la musique militaire. Explication : le colonel Zerbo, qui était venu au pouvoir le 25 novembre 1980 par un coup d'état, vient d'être renversé à son tour par un autre coup d'état.

Les coups de feu de la nuit ont fait sept victimes. Il n'y a plus de loi, sauf la loi du plus fort. Sensation très désagréable que de savoir qu'aucune justice ne peut nous protéger au cas où un abruti voudrait nous faire la peau.

Nous sortons un peu en ville, mais le cœur n'y est pas. On se réfugie à l'hôtel bien avant le couvre feu qui a été établi de 18 h à 6 h.

 

Le soir, l'hôtel est peuplé de sept personnes : les trois Françaises, un serveur et nous. Le lien patriotique nous réunit. Le serveur va vaquer à ses occupations en cuisine et nos six Français s'installent à une table et commencent à papoter.

Les trois filles nous racontent notamment qu'elles ont connu cet hôtel hier grâce à un grand et costaud militaire qui a même poussé l'obligeance jusqu'à les accompagner devant le portail. Sympa le gus … sauf qu'il s'est montré un peu insistant envers l'une d'elles, Monique, qui l'a gentiment éconduit.

 

Vers 18h, on frappe au portail d'entrée de l'hôtel. Nous n'y prêtons que peu d'attention jusqu'à ce que nous voyions entrer le militaire en question.

Sa carrure incite effectivement à en faire un copain plutôt qu'un ennemi ! En plus il porte avec lui un élément de dissuasion appelé kalachnikof. Il est accompagné par un petit militaire pourvu lui aussi de la même extension. Ces deux charmants compagnons s’assoient sur une table proche de la notre, sans mot dire, et le grand fixe Monique d'un air insistant.

Bizarre comme une ambiance peut devenir lourde en peu de temps. Je suis d'autant plus méditatif que ladite Monique est assise juste à coté de moi.

 

Heu … bon ….

Nous décidons de détendre un peu l'atmosphère et engageons la conversation avec le costaud sur un ton que nous voulons le plus léger possible :

  • Alors donc ... nous avons appris qu'il y a eu un coup d'état …

  • Oui ! Et je suis un des responsables, se vante-t-il devant Monique qui n'en est pas plus rassurée.

  • et les combats ont été rudes ?

  • Très durs. Mais on a été les plus forts ! Cette nuit j'ai tué deux ennemis !

Et il nous montre fièrement sa kalachnikof. Il pense certainement, dans sa tête de militaire, séduire la pauvre Monique par cette démonstration « virile ». Mais elle ne lui en tombe pas dans les bras pour autant. Je la sens même plutôt tremblante.

Alors, lui et son copain s'offrent une bière dans un silence crispé.

 

Nous, nous n'avons pas soif, ni faim d'ailleurs !

Nous continuons d'essayer d'amadouer le costaud en abordant différents sujets légers : le pays qui est si beau, les gens si charmants … les filles si belles et beaucoup plus que les blanches …

Les réponses sont toujours brèves et évasives. Les yeux toujours fixés sur Monique. Les mains toujours agrippées à la kalachnikof.

Et les bières se succèdent. Et plus elles se succèdent, plus la couleur du costaud taciturne vire au gris. Plus ses réponses deviennent incohérentes.

 

Nous comprenons d'un coup la théorie de la relativité d'Einstein. Le temps ? quelle gageure ! Une minute en compagnie de cet individu est aussi longue que 5 heures avec Miss France.

Et notre militaire, on ne l'a pas subi pendant une minute, mais pendant six heures !

Six heures à essayer de détendre l'atmosphère avec deux zigotos de plus en plus éméchés et dangereux dans ce pays sans plus aucune loi, où la disparition de six Français passerait aux oubliettes.

 

Vers dix heures, nous nous passons le mot et chacun prend la main de la fille la plus proche. Style : « oui, on ne te l'a pas dit plus tôt, mais nous sommes en fait trois couples ! ». C'est d'ailleurs la main de Monique que je retrouve dans la mienne...

Le costaud accuse le coup : le flux de bière qui parcourt son gosier augmente brutalement. Pas très rassurant pour l'avenir immédiat ! En plus, les deux militaires échangent parfois de brèfs propos dans leur langue. Quel plan diabolique sont-ils en train de mettre en place ? A moins que le petit essaye tout simplement de calmer le grand. C'est qu'il semble plutôt compréhensif et équilibré le petit...

 

Et nous continuons avec nos conversations légères en roucoulant de plus en plus avec nos « compagnes ».

Mais ces militaires, qui manquent d'un soupçon de savoir vivre, ne se sentent pas incongrus au milieu de ces toutereaux. Ils restent.

 

Arrive bientôt minuit. Là il va vraiment falloir prendre une décision radicale !

Nous jouons notre va-tout. Nous nous levons de table, saluons très respectueusement les deux militaires en leur assurant avoir passé un excellent moment en leur compagnie mais que la fatigue nous prend, et nous dirigeons vers nos chambres par couples, bras dessus, bras dessous.

Dix mètres, pas plus, entre la table et la porte de sortie du resto. Parcourus à allure de sénateur, pour ne pas trahir nos angoisses, et sans nous retourner. Les distances non plus ne sont pas toutes les mêmes. Einstein était-il au courant ? Et cette porte qui refuse de se rapprocher !

Si notre ami militaire avait eu un tantinet d'humour, il aurait simplement crié « Pan ! Pan ! Pan ! » et il aurait assisté à six crises cardiaques !

Finalement, rien de fâcheux ne se passe, chaque couple rentre dans « sa » chambre et ferme la porte métallique à clé.

 

Monique et moi nous asseyons sur le lit et attendons le cœur battant.

 

Au terme d'une petite éternité, le garçon frappe à la porte :

- Il est parti ! J'ai fermé le portail ! Vous pouvez sortir !

 

Nous jaillissons dans le couloir et filons prévenir notre ami Frédéric-Jacques. Nous partons alors tous les quatre en direction de la chambre du Pervers. Nous avons la surprise de le trouver en petite tenue. Il s'en explique :

- Restons dans nos chambres et jouons le jeu ! Il pourrait revenir !

Mais sa « copine » d'un soir ne manifeste pas d'enthousiasme pour cet avis pourtant si prudent.

 

Nous repartons donc direction le resto tous les six pour un repas bien mérité.